L'essor de la science nutritionnelle permet de mieux comprendre les liens régissant l’alimentation et la santé, avec pour conséquence une multiplication tous azimuts des conseils et recommandations à caractère nutritionnel. Mais toute cette science n’est pas d’un grand secours si elle ne trouve pas d’écho dans la vie quotidienne pour arriver à modifier le comportement alimentaire. Manger moins énergétique, moins gras, moins salé, augmenter l’apport en fibres et autres éléments “protecteurs” sont certes des objectifs louables pour s’attaquer à des fléaux tels que l’obésité ou les maladies cardiovasculaires. Pourquoi trouvent-ils tant de réticence à être appliqués ? C’est pour tenter de répondre à ce genre de question que plusieurs experts, émanant de disciplines aussi diverses que la génétique, les neurosciences, la psychologie et l’histoire, se sont regroupés lors d’un symposium international organisé par les Instituts Danone*, afin d’étudier le comportement alimentaire sous toutes ses coutures.
Un bagage génétique
Du côté des gènes, on s’accorde à considérer que l’attirance innée pour le sucré a pour mission de nous permettre de déceler les sources d’énergie. Quant à l’aversion génétiquement programmée pour l’amertume, elle correspondrait à un système d’alarme visant à repousser les substances toxiques qui, bien souvent, sont amères. Mais comme l’explique le Prof. Paul Rozin (Université de Pennsylvanie, Philadelphie), les traditions culturelles changent l’expression du potentiel génétique. Ceci peut paraître paradoxal à une époque où le décryptage du génome humain est censé fournir de nombreuses explications comportementales. Pourtant, les exemples ne manquent pas : au Mexique, l’exposition répétée des enfants aux piments les conduit à apprécier l’amertume irritante de la capsaïcine, alors qu’au départ, l’aversion pour cette substance est universelle (sauf dans les cas de défaut de la perception de cette saveur). La consommation traditionnelle de laitages dans le Nord de l’Europe bloque la déprogrammation de l’enzyme bêta-galactosidase (lactase) qui, sans cette pratique, survient à l’âge adulte.
Coup de grâce pour l’instinctothérapie ?
Contrairement à ce que suggèrent les adeptes de l’instinctothérapie, l’acte de manger est loin d’être l’expression d’un besoin purement physiologique. Ainsi le Prof Harvey Weingarten (Master University à Hamilton, Canada) rappelle que si le chocolat – l’aliment le plus souvent impliqué dans les compulsions alimentaires, en particulier chez les femmes – fait l’objet d’un appétit irrépressible, ce n’est pas dans le but de satisfaire un manque de magnésium. En effet, les noix contiennent au moins autant de magnésium que le chocolat mais elles ne permettent pas d’assouvir une envie irrésistible de chocolat.
Les besoins physiologiques sont certes liés à l’état de réplétion ou de déplétion énergétique (la leptine par exemple, hormone produite par le tissu adipeux, informe le cerveau de l’état des réserves graisseuses). Mais d’autres facteurs, tels que le simple souvenir d’avoir mangé, interviennent dans le déclenchement d’un comportement alimentaire adapté. Les expériences effectuées auprès de patients amnésiques montrent que l’on peut leur servir trois fois de suite un repas de midi en précisant, à chaque service, que c’est l’heure de manger.
Le poids de la culture
La culture s’avère également un puissant déterminant dans le choix des aliments : les Bantous se délectent de chenilles qui nous inspirent le dégoût, les scorpions que nous craignons tant sont une délicatesse à Beijing. Les facteurs alimentaires permettent de construire une identité, explique le prof. Matty Chiva (Université Paris X, Nanterre). A Paris (comme à Bruxelles), les sauterelles ne sont pas considérées comme comestibles ; 2 à 3 milliards de personnes dans le monde ne mangent pas de fromage. Et même si l’on reste dans la cuisine française, explique le psychologue, il ne nous viendrait pas à l’idée de manger de la blanquette au petit déjeuner, alors que la pratique n’aurait rien de choquant sous d’autres latitudes.
Pour le Dr Claude Fischler (Centre National de la Recherche Scientifique et Centre d’Etudes Transdisciplinaires, Paris), la “pensée magique” (“je suis ce que je mange”) doit aussi être prise en considération pour expliquer le comportement alimentaire. Ainsi en période de crise alimentaire (Listeria, Dioxine, vache folle…) les craintes du consommateur sont jugées disproportionnées par les experts. Mais c’est sans tenir compte que l’aliment incorporé participe à la construction de l’identité personnelle. Selon les investigations de Fischler, les phrases qui reviennent le plus souvent dans la bouche des consommateurs sont “on ne sait plus ce qu’on mange” et “on ne sait plus quoi manger”. La “pensée magique” permet de mieux comprendre le malaise engendré par cette situation : si je suis ce que je mange mais que je ne sais plus ce que mange, je ne sais plus qui je suis !
Des barrières aux changements
Les multiples interactions impliquées dans les comportements alimentaires doivent au moins nous amener à comprendre l’importance de la personnalisation des messages nutritionnels prodigués aux patients. Le Prof. Rena Mendelson (Université de Toronto, Ontario) a étudié, auprès d’un groupe de près de 1200 hommes et femmes canadiens âgés de 18 à 74 ans, les barrières aux changements du comportement alimentaire. Il en ressort d’abord que près de deux personnes sur trois ne veulent pas changer leurs habitudes, la principale raison invoquée étant qu’elles mangent déjà bien. Pour ceux qui souhaitent manger plus (ou moins) de certains groupes d’aliments, les trois principales barrières invoquées aux changements sont les préférences alimentaires (je voudrais manger moins gras et/ou sucré mais j’aime trop ces produits; je voudrais bien manger plus de produits céréaliers mais je ne les apprécie pas assez…), les habitudes (horaires, “ je ne prends du lait qu’avec mes céréales”; je mets toujours du sucre dans mon café; je bois toujours du vin au restaurant…) ainsi que la préparation des aliments (problème de temps, devoir préparer pour toute la famille…). Les considérations de santé n’apparaissent donc pas aux premières loges, ce qui peut partiellement s’expliquer par l’auto-évaluation optimiste du caractère sain de ses habitudes alimentaires.
Le ”savoir manger”
Pourquoi les Etats-Unis sont-ils plus en proie à l’obésité que la France (et que la Belgique) ? Ici aussi, l’étude du comportement alimentaire apporte matière à réflexion. La taille des portions d’aliments diffère singulièrement. Or, comme l’a montré le Prof. Leann Birch, (Université d’Etat de Pennsylvanie, Philadelphie), à partir de cinq ans, la quantité de nourriture consommée spontanément augmente avec la taille des portions. Or, l’enfant apprend à aimer les aliments qui sont disponibles. Elle souligne également l’influence négative de la restriction ou de l’encouragement à manger telle ou telle denrée. Pour elle, il faut donner aux enfants l’information nécessaire pour qu’ils apprennent à aimer ce qui est bon pour eux. Plus que la quantité de nourriture, c’est sur la variété des aliments proposés que doivent se centrer les efforts des parents.
Pour le Prof. Adam Drewnoski (Université de Washington, Seattle), l’obésité pourrait aussi être un problème d’argent. Les graisses et le sucre constituent une source énergétique particulièrement bon marché. A l’inverse, le coût d’une calorie issue des légumes est très élevé. Depuis des décennies, la part du budget des ménages consacrée à l’alimentation n’a cessé de diminuer. Le déclin concerne surtout les aliments préparés à domicile, alors que la consommation à l’extérieur est en hausse. Mais bien souvent, les aliments consommés à l’extérieur sont plus gras et/ou sucrés que ceux préparés à la maison. L’aspect énergético-économique est susceptible d’expliquer, en partie au moins, pourquoi l’obésité, autrefois une affection touchant préférentiellement les classes aisées, fait aujourd’hui autant si pas plus de ravages dans les milieux défavorisés. Notons que par rapport aux Etats-Unis, la part du budget consacrée à l’alimentation est deux fois plus élevée en Belgique et trois fois plus au Japon, alors que la prévalence de l’obésité suit une relation inverse…
Qu’est-ce qui motive cette différence ? Pour Paul Rozin, il faut aussi se pencher sur le “savoir manger”. L’importance qualitative accordée à la nourriture et à tout ce qui entoure l’acte de manger (prendre le temps de manger, s’asseoir à une belle table, associer le repas à la convivialité…) est probablement plus importante en Belgique, en France, au Japon, qu’elle ne l’est aux Etats-Unis où la quantité prime. Et de citer les résultats d’un sondage assez révélateur de cette différence de priorité. A la question “si vous aviez l’occasion de passer, au même prix, un week-end dans un hôtel, choisissez-vous un hôtel “gourmet” ou “luxueux ?”
Aux Etats-Unis, 83 % des femmes et 72 % des hommes choisissent l’hôtel luxueux, alors qu’en France, seuls 13 % des femmes et 8 % des hommes optent pour cette solution !
Nicolas Guggenbühl
Diététicien Nutritionniste
* Food selection : from genes to culture. Paris, 1 et 2 décembre 2000.