Prévenir l'apparition d'un cancer ou réduire sa progression lorsqu'il est là, voilà des domaines dans lesquels chaque piste mérite d'être étudiée. Parmi les nombreuses théories existantes, il en est une qui, à défaut d'avoir fourni les preuves de son efficacité, est à la base d'un marché juteux : le cartilage de requin, un trésor des mers vendu sous forme de pilules destinées à prévenir et même traiter le cancer.
Pourquoi du cartilage de requin ? Parce que le requin, poisson cartilagineux, aurait la particularité d'être à l'abri du cancer.
Cela fait près de 20 ans que deux auteurs1 annonçaient la nouvelle insolite : le cartilage du requin, à l'inverse de celui des mammifères, contiendrait une substance agissant comme inhibiteur de l'angiogénèse tumorale.
Autrement dit, il serait capable de freiner fortement le développement du réseau de nouveaux vaisseaux sanguins indispensables à la croissance de la tumeur.
Il n'en fallait pas plus pour motiver la commercialisation de poudre de cartilage de requin. Pourtant, rares sont les études menées sur le sujet ayant fait l'objet d'une publication dans la littérature scientifique internationale. Il en est une qui rapporte l'existence d'un effet inhibiteur de l'angiogénèse et du développement tumoral sur base d'un modèle expérimental chez le poulet2 . Les observations ont été attribuées à 2 peptides de faible poids moléculaire obtenus à partir du cartilage de requin bleu. Mais c'est pratiquement tout du côté de "pour".
Côté "contre", une étude montre que l'administration orale quotidienne de deux extraits de cartilages de requin disponibles dans le commerce n'a aucun effet retardateur sur la croissance d'une tumeur primaire et n'inhibe pas le développement des métastases chez des souris à qui l'on a volontairement implanté un carcinome3.
Mais la conquête terrestre du cartilage de la "terreur des océans" se poursuit. Aux Pays-Bas, un interniste à la retraite, le Dr Houtsmuller, préconise depuis plus de 10 ans un régime enrichi en plusieurs nutriments, anti-oxydants et…cartilage de requin comme traitement du cancer. Rappelons que l'efficacité d'une pareille thérapie n'a jamais été décrite dans un article scientifique. Actuellement, aux Pays-Bas, six patients cancéreux sur 10 qui suivent un régime souscrivent aux principes du Dr Houtsmuller, ce qui conduit à une levée de boucliers de la part de certains de ses confrères4.
Mais la théorie du cartilage de requin vient de prendre une fameuse dose de plomb dans la nageoire. La nouvelle a été annoncée lors du meeting annuel de l'American Association for Cancer Research, qui s'est tenu récemment à San Francisco (avril 2000) : contrairement à ce que l'on croyait, le requin est bel et bien atteint par le cancer !
Sur les 40 cas de cancer recensés chez les poissons cartilagineux (requins, raies…) par le Registre des tumeurs des animaux inférieurs du National Cancer Institute, 20 concernent le requin. Et ce n'est pas tout, les scientifiques ont même découvert un cas de tumeur maligne au niveau du...cartilage.
Pour John Harshbarger, le directeur du registre, il faut reconnaître que les requins font généralement moins de cancers que d'autres poissons. Toutefois, ce n'est pas en raison de propriétés inhibitrices de l'angiogénèse que l'on peut expliquer ce constat. Pour le spécialiste, c'est tout simplement parce que le requin vit dans les eaux profondes et que dès lors, il est moins exposé aux différents polluants que d'autres espèces.
Les requins ne sont pas épargnés par le cancer, c'est donc la fin d'un mythe. Il ne reste guère d'argument, ni pour justifier l'usage d'extrait de cartilage de requins comme traitement non conventionnel, ni pour continuer à vider l'océan de ses requins.
Nicolas Guggenbühl
Réf. :
1. Lee A and Langer R. Sciences 1983;221(4616):1185-7
2. Sheu JR et al. Anticancer Res 1998;18(6A):4435-41
3. Horsman MR et al. Acta Oncol 1998;37(5):441-5
4. Renckens Cn and van Dam FS. Ned Tijdschr Geneeskd 1999;143(27):1431-3